le Yi Jing par Dominique Bonpaix

Yin et Yang ne sont pas des entités
Ce ne sont pas des réalités par eux-mêmes. Ce sont deux forces qui émergent l’une de l’autre, totalement interdépendantes. Elles ne peuvent exister l’une sans l’autre : le jour n’existe qu’en fonction de la nuit. Ces deux notions qui paraissent opposées ne sont pas autre chose que des aspects d’une seule et même réalité.
Faire l’impasse sur la coexistence initiale de deux principes, c’est ouvrir la voie à la confusion et à la méprise. Même lorsque l’on parle dans certains ouvrages de « polarité des contraires », pour expliquer le Yin et le Yang, cela sous-entend une certaine réalité matérielle. Or cela est faux. Il faudrait voir ces deux termes comme des vecteurs ou si vous préférez comme des panneaux indicateurs.
Yin et Yang sont des panneaux indicateurs
« Yin, c’est ce qui va devenir Yang et le Yang, c’est ce qui va devenir Yin » affirmait déjà le philosophe chinois Wang Bi au IIIe siècle de notre ère.
Le Yang, c’est ce qui va de la pluie vers le soleil et le Yin, ce qui va du soleil vers la pluie. De là, on peut dire que le Yang est ce qui va du froid vers le chaud, du sombre vers le clair etc. Le Yin étant le contraire, vous l’avez deviné. Ces deux forces se transforment l’une dans l’autre. Chaque élément croît jusqu’à son apogée puis décline, révélant au fur et à mesure son opposé. La lumière, surgissant de la nuit, s’amplifie jusqu’à ce qu’elle décroisse lentement pour se confondre à nouveau avec les ténèbres. Idem pour le rythme des saisons. Autre exemple : une course effrénée au super marché (Yang). Cette dépense (d’argent mais aussi de force) demande une restauration de l’énergie une fois rentré à la maison (Yin). L’accélération ne peut être continue… Le Yang se transforme en Yin puis le Yin en Yang car la phase de récupération redonne les forces nécessaires à la continuité de l’action (sans quoi les achats ne seraient jamais utilisés !) Nous constatons ici que l’équilibre procède de l’harmonie des interactions et non pas d’une lutte de deux principes opposés. Nous pouvons dire que Yin et Yang sont là par nécessité.
Tout est relatif !
La terre est Yin par rapport au ciel mais Yang lorsqu’elle est créatrice, fait germer et donne la vie. Les deux concepts n’existent donc que par rapport à un point de référence. L’impératrice en Chine était Yin par rapport au souverain, mais Yang en regard du dauphin. Nous pouvons donc dire que le un se divise toujours en deux. Que le Yin se divise en Yin et Yang et que le Yang se divise en Yang et Yin. Ces deux concepts peuvent ainsi le faire à l’infini. Prenons simplement le monde des sports (Yang). Nous en avons un aspect Yang, la boxe et un aspect Yin, la nage. Continuons, dans la nage, nous avons le Yang du cent mètres papillon et le Yin du mille mètres brasse cool etc. C’est donc du point de vue où l’on se place que se fait le Yin et le Yang

Une autre traduction fréquemment rencontrée est « positif » pour Yang et « négatif » pour Yin.
Ces termes pouvaient être justifiés au XIXe siècle, en imaginant l’esprit des traducteurs de l’époque connecté sur la description des circuits électriques (fierté du moment), mais ils s’avèrent aujourd’hui particulièrement mal choisis. Cette désignation du Yin en termes forcément négatifs avec la pondération morale que notre temps lui apporte, n’a rien à faire là.
D’autres interprétations du style « faible », « vide » ou même « brisé » non plus…
Yin et Yang ne « sont » rien du tout !

Poursuivons sur les erreurs : l’utilisation du verbe « être ». Le Yang, « c’est » le chaud ou bien « c’est » le ferme. Le Yin, « c’est » le froid ou bien « c’est » le souple… Le Yin et le Yang ne « sont » rien du tout !
Pourquoi ? Tout simplement parce que les chinois ne s’intéressent pas à l’essence immuable des choses mais aux transitions de leur matérialisation. Le verbe «être » n’existe pas en chinois classique. Bref, la seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout est toujours en train de changer. Yin et Yang signalent tout bonnement un processus en devenir, un mouvement, un flux. Ce qui correspond à la vie…
A noter qu’il n’y a pas non plus de temps dans les verbes chinois. Cela fait ressortir l’idée élémentaire de la continuité : la réalité est constamment créée par le mélange et l’interaction du Yin et du Yang. Ces deux notions doivent donc être pensées comme des dynamiques, des types de force, des propensions.

L’Occident a beaucoup glosé sur le Yin et le Yang.
Ces termes nous deviennent de plus en plus familiers mais malheureusement souvent dénués de leur sens véritable. Débarrassons-nous d’abord des idées fausses et mettons au rencart ce qui n’est pas en accord avec la pensée chinoise. C’est en sortant de ces eaux troubles que nous pourrons aborder efficacement le Yi Jing.
Le Yin et le Yang ne sont ni l’homme et la femme
« Le Yang, c’est l’homme et le Yin, la femme ». C’est la traduction la plus répandue et la pire pour le couple Yin-Yang. Pire pour deux raisons : la première concerne la différence fondée sur le sexe, cet état d’être immuable. Vous êtes né homme ou femme et cela dure toute la vie (sauf cas exceptionnels).
Or, cela est totalement à l’inverse de la notion du Yin et du Yang qui est avant tout l’emblème d’une incessante transformation.
La seconde raison, tout aussi importante, concerne le fait que cela revient à reporter sur ces deux concepts les préjugés que notre culture véhicule sur les droits et devoirs relatifs des hommes et des femmes. Le danger de cette vision réductrice est qu’elle peut facilement servir d’argument pour justifier la position subalterne des femmes.
C’est ainsi que la majorité des traducteurs du Yi Jing à l’époque coloniale ont utilisé cette peau de banane, faisant déraper le sens de bien des interprétations du Livre des Changements...
Deux visions du monde :
A propos du sexe, une petite parenthèse en passant : sexe vient du latin secare, signifiant « couper », « diviser». C’est ce qui sectionne. Dans la tradition grecque et judéo chrétienne, nous avons l’idée d’un être incomplet qui va rechercher inlassablement sa part manquante et idéale. C’est en s’unissant à l’autre qu’il va réaliser sa complétude.
Par contre, dans la tradition chinoise, chaque individu est un être virtuellement complet. Il contient simultanément Yin et Yang et est appelé à réaliser sa plénitude à l’intérieur de lui-même. Pour l’esprit chinois, le summum ne naît pas de la fusion de deux réalités différentes mais de l’harmonisation de deux énergies complémentaires. Harmonisation qui s’accomplit à la fois dans l’univers, dans le champ social et dans le corps individuel.
Cela donne à réfléchir.

Dominique Bonpaix
Auteure, spécialiste du Yi Jing , auteure du Yi Jing pour les nuls, éditions First